jeudi 20 octobre 2016

barbecue made in france


l'Obs
Agressions, stress, désorganisation…Pourquoi les flics se rebiffent 
Dans la nuit du 18 au 19 octobre, des centaines de policiers de banlieue ont manifesté leur ras-le-bol sur les Champs-Elysées. Décryptage d’une colère qui alarme le gouvernement.
le nouveau matériel roulant de la Police avec ses pneus avec gilets pare-balles
Hier soir, une éruption de colère a déversé des flics de banlieue en "bleu" sur les Champs-Elysées, au guidon de moto ou à bord de véhicules de service, obligeant le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve à tenter d’endiguer le flot de récriminations et à recevoir les syndicats, ce mercredi après-midi. Baisse des effectifs et des moyens, dispersions des missions, multiplication des gardes statiques pour la prévention des attentats, conflit atavique avec la justice, lourdeurs administratives, "politique du chiffre" et violences exacerbées à l’encontre des flics de base… Les causes de mécontentement ne manquent pas. Elles sont souvent anciennes mais ont été réactivées par une série d'agressions.
"La technique du barbecue"
Chaque fois ou presque que des policiers sont pris pour cible, le malaise ressurgit et met "les bleus" dans la rue. Cette fois-ci, c’est l’attaque au cocktail molotov - le 8 octobre - d’un équipage de quatre policiers à Viry-Châtillon (Essonne) à côté de la cité chaude de la Grande-Borne, qui a déclenché la révolte des troupes. Car Vincent, un adjoint de sécurité âgé de 28 ans, a été grièvement blessé et a bien failli périr calciné dans l’habitacle de sa voiture de service selon "la technique barbecue", comme l’appellent les policiers, qui consiste à les attirer dans un guet-apens puis à jeter un engin incendiaire, pour brûler vif les flics indésirables.
Une semaine plus tard, dans la nuit de samedi à dimanche, le piège tendu à des flics de Mantes-la-Jolie (Yvelines) fit office d’étincelle. Appelés dans la cité du Val Fourré pour un prétendu "feu de voiture", ces policiers ont été assaillis à bord de leur véhicule par des jets de pierre et cocktails molotov. Les renforts arrivés sur place ont subi le même sort. La cinquantaine d’uniformes a repoussé la centaine de jeunes avec des tirs de flash-balls et de grenades lacrymogènes.
Par "solidarité", des policiers d’Ile-de-France ont organisé "par le bouche à oreille, les réseaux sociaux et les textos" une manifestation sauvage à Paris lundi soir. Un SMS qui circulait discrètement sous le manteau marquait la rupture avec les commissaires et avec les syndicats : "Face à une hiérarchie carriériste, des élites syndicales enlisées dans leurs conflits, et une justice complètement désintéressée par notre sort, nous devons nous souder. Entre bleus."
"Menaces de révocations"
Ceux de l’Essonne se sont retrouvés d’abord sur un parking d’Evry où le directeur départemental de la sécurité publique les aurait traités de "gitans" et menacés de "révocations". Mais ces gardiens de la paix exaspérés ont néanmoins filé à Paris devant l’hôpital Saint-Louis où se trouve hospitalisé le jeune adjoint de sécurité Vincent.
Des policiers se sont rassemblé le 19 octobre devant l'hôpital Saint-Louis à Paris, ou est hospitalisé un des agents attaqués à Viry-Châtillon. (GEOFFROY VAN DER HASSELT)
Puis, rejoints par des collègues de la région parisienne, à cinq cents, ils ont foncé sur les Champs-Elysées, toutes sirènes hurlantes et gyrophares allumés, pour déverser leur colère. Qui a grossi le lendemain avec les rappels à l’ordre de Jean-Marc Falcone, le directeur général de la police nationale, ayant fustigé ces débordements "inacceptables", "contraires à leurs obligations" et annoncé une enquête de l’IGPN, la police des polices, "afin de déterminer les manquements individuels" de ces fonctionnaires.
Encore plus remontés, les "bleus" sont redescendus dans les rues mardi soir aux cris de "démission, démission !" de Falcone et en chantant la Marseillaise. Le big boss de la police a tenté de rattrapé ces propos écrits dans un "communiqué maladroit et inutilement brutal" selon le syndicat des commissaires (SCPN) et joué l’apaisement ce mercredi : "Je peux comprendre leur exaspération, leurs angoisses et leurs craintes."
"Cibles et punching-balls"
Dans un appel solennel  au DGPN, Jean-Marc Bailleul, leader du syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI-CFDT), lui demande "de ne pas poursuivre" ces policiers qui ont aujourd’hui "le sentiment, et le vécu, d'être des cibles, des punching-balls livrés à quelques bandes qui exècrent notre société et n'y vivent que pour s'en nourrir par la criminalité et les économies parallèles mafieuses". D’où "l'attaque organisée et préméditée à Viry-Châtillon" pour les éloigner de leur territoire.  
Le fossé se creuse à ses yeux entre le ministère de l’Intérieur et de la justice, les flics et les magistrats : "Tout s'ajoute : les lourdeurs administratives et procédurales, les réitérations multiples par les mêmes individus de faits délictuels dans une quasi-impunité, l'insuffisance des sanctions prononcées contre nombre des délinquants, alors que les efforts produits pour les confondre et les mettre à disposition de la justice ont été gigantesques", détaille Bailleul. Mais ce n’est pas tout.
L’hémorragie des effectifs de police qui ont perdu 13.000 postes sous la présidence de Nicolas Sarkozy, entre 2007 et 2012, a laissé des commissariats de banlieue exsangues. François Hollande a promis 9.000 postes supplémentaires, mais le temps de former ces nouveaux flics prend du temps. De plus, pour les répartir, on pare au plus pressé. Les policiers de l’Essonne ont été très déçus d’apprendre par Manuel Valls et Bernard Cazeneuve qu’ils récupéreraient seulement 45 policiers contre 100 pour la Seine-Saint-Denis.
"On a laissé pourrir"
Surtout, depuis le 7 janvier 2015 avec le massacre de Charlie Hebdo, le terrorisme exige de nouvelles tâches dans le cadre du plan de prévention des attentats Vigipirate : gardes statiques devant des bâtiments officiels ou des résidences de personnalités, des lieux de culte et des centres commerciaux, détournent les policiers de banlieue du travail dans les cités. Comme l’exprime Jean-Marc Bailleul, "la perte de sens de missions qui ne font que lisser la surface pour un semblant d'ordre dans les quartiers difficiles, et qui expriment trop souvent une forme de politique du chiffre soutenue par des exigences statistiques, etc."
Pour sa part, le sociologue Michel Kokoreff, spécialiste des banlieues, professeur à Paris VIII et auteur de Sociologie des émeutes (Payot, 2008) établit un double constat :
"On sait depuis trente ans qu’il existe un problème entre les jeunes et la police dans certains quartiers. D’où les émeutes. A la Grande-Borne, le shit, le business et les frictions avec les forces de l’ordre se sont installés, mais on a laissé pourrir la situation. Il est tout aussi indéniable qu’un seuil a été franchi dans la violence. Il est rare en effet de voir une équipe d’une quinzaine de membres d’une cité se constituer en commando pour mettre le feu à des voitures de police."
Ou plutôt essayer de tuer des policiers par le feu via un cocktail molotov qui effraie les "bleus". Car si les flics connaissent "les risques du métier", ils n’acceptent pas "d’être victimes d’un barbecue dans une bagnole" selon les mots d’un anonyme de l’Essonne.
Toutefois,  cette "escalade de la violence" n’est pas étonnante aux yeux de Michel Kokoreff puisque dans une optique sécuritaire "la militarisation des policiers de plus en plus cow-boys excite ceux d’en face qui se lancent dans une sorte de guerre contre l’Etat", et ses représentants. L’accumulation de faits divers à la Grande-Borne, puis au Val-Fourré sans compter les lycées du "93" ont allumé le feu qui couvait depuis longtemps dans les rangs de la police. Aux yeux du sociologue, "les policiers envoyés au casse-pipe et sur tous les fronts, profitent probablement aussi d’un effet d’opportunité, avant les élections pour se faire entendre".
"Pas des assistantes sociales"
La résurgence de la colère des flics de base tient notamment au fait que les tactiques du ministère de l’Intérieur pour traiter la délinquance en banlieue changent au gré des gouvernements. La "police de proximité" inventée par la gauche en 1997 sous le gouvernement de Lionel Jospin a été sabordée par Nicolas Sarkozy sitôt son arrivée au ministère de l’Intérieur en 2002, au motif que les policiers ne sont "pas des assistantes sociales" et ne sont pas payés pour "organiser des matches de foot".
A la place, les brigades anti-criminalité (BAC) ont été musclées et dépêchées dans les quartiers dits "chauds", et les CRS sont partis en "missions de sécurisation", sorte de patrouilles multipliant les contrôles routiers. Ainsi, les habitants de ces cités ne voyaient de la police que "du bleu", des uniformes de forces de l’ordre.
Et puis, en 2007, l’Institut national des Hautes Etudes de Sécurité a dressé un constat tellement accablant des relations entre la police et la population, et un tableau tout aussi noir des violences, notamment en Seine-Saint-Denis que Michèle Alliot-Marie, installée place Beauvau, a monté des "unités territoriales de quartier", un ersatz de  la "pol prox" pour assurer "une présence visible et dissuasive sur des points fixes" et "des missions d’urgence".
Ces unités ont à leur tour disparu. Michel Kokoreff déplore ces successions de mesures - "on est dans l’amnésie et l’instantanéité" - qui jamais ne s’attaquent aux racines du mal : "Ni la situation de l’emploi, ni celle des policiers, ni la réhabilitation urbaine n’ont été réellement améliorées. Rien n’a été réglé. Par conséquent, dans une période où les musulmans sont montrés du doigt, où l’islamophobie revient, la violence elle aussi s’exprime". Contre l’Etat et ses représentants, les flics, en première ligne.
Patricia Tourancheau

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