l'Obs
Agressions, stress, désorganisation…Pourquoi les flics se rebiffent
Dans la nuit du 18 au 19 octobre, des centaines de policiers de banlieue ont manifesté leur ras-le-bol sur les Champs-Elysées. Décryptage d’une colère qui alarme le gouvernement.
Agressions, stress, désorganisation…Pourquoi les flics se rebiffent
Dans la nuit du 18 au 19 octobre, des centaines de policiers de banlieue ont manifesté leur ras-le-bol sur les Champs-Elysées. Décryptage d’une colère qui alarme le gouvernement.
le nouveau matériel roulant de la Police avec ses pneus avec gilets pare-balles |
"La
technique du barbecue"
Chaque fois
ou presque que des policiers sont pris pour cible, le malaise ressurgit et met
"les bleus" dans la rue. Cette fois-ci, c’est l’attaque au cocktail molotov
- le 8 octobre - d’un équipage de quatre policiers à Viry-Châtillon (Essonne) à
côté de la cité chaude de la Grande-Borne, qui a déclenché la révolte des
troupes. Car Vincent, un adjoint de sécurité âgé de 28 ans, a été grièvement
blessé et a bien failli périr calciné dans l’habitacle de sa voiture de service
selon "la technique barbecue", comme l’appellent les policiers, qui
consiste à les attirer dans un guet-apens puis à jeter un engin incendiaire,
pour brûler vif les flics indésirables.
Une semaine
plus tard, dans la nuit de samedi à dimanche, le piège tendu à des flics de
Mantes-la-Jolie (Yvelines) fit office d’étincelle. Appelés dans la cité du Val
Fourré pour un prétendu "feu de voiture", ces policiers ont été
assaillis à bord de leur véhicule par des jets de pierre et cocktails molotov.
Les renforts arrivés sur place ont subi le même sort. La cinquantaine
d’uniformes a repoussé la centaine de jeunes avec des tirs de flash-balls et de
grenades lacrymogènes.
Par
"solidarité", des policiers d’Ile-de-France ont organisé "par le
bouche à oreille, les réseaux sociaux et les textos" une manifestation sauvage à Paris
lundi soir. Un SMS qui circulait discrètement sous le manteau
marquait la rupture avec les commissaires et avec les syndicats :
"Face à une hiérarchie carriériste, des élites syndicales enlisées dans
leurs conflits, et une justice complètement désintéressée par notre sort, nous
devons nous souder. Entre bleus."
"Menaces
de révocations"
Ceux de
l’Essonne se sont retrouvés d’abord sur un parking d’Evry où le directeur
départemental de la sécurité publique les aurait traités de "gitans"
et menacés de "révocations". Mais ces gardiens de la paix exaspérés
ont néanmoins filé à Paris devant l’hôpital Saint-Louis où se trouve
hospitalisé le jeune adjoint de sécurité Vincent.
Des
policiers se sont rassemblé le 19 octobre devant l'hôpital Saint-Louis à Paris,
ou est hospitalisé un des agents attaqués à Viry-Châtillon. (GEOFFROY VAN DER
HASSELT)
Puis,
rejoints par des collègues de la région parisienne, à cinq cents, ils ont foncé
sur les Champs-Elysées, toutes sirènes hurlantes et gyrophares allumés, pour
déverser leur colère. Qui a grossi le lendemain avec les rappels à l’ordre de
Jean-Marc Falcone, le directeur général de la police nationale, ayant
fustigé ces débordements "inacceptables", "contraires à leurs
obligations" et annoncé une enquête de l’IGPN, la police des polices,
"afin de déterminer les manquements individuels" de ces
fonctionnaires.
Encore plus
remontés, les "bleus" sont redescendus dans les rues mardi soir aux
cris de "démission, démission !" de Falcone et en chantant la
Marseillaise. Le big boss de la police a tenté de rattrapé ces propos écrits
dans un "communiqué maladroit et inutilement brutal" selon le
syndicat des commissaires (SCPN) et joué l’apaisement ce mercredi :
"Je peux comprendre leur exaspération, leurs angoisses et leurs
craintes."
"Cibles
et punching-balls"
Dans un
appel solennel au DGPN, Jean-Marc Bailleul, leader du syndicat des cadres
de la sécurité intérieure (SCSI-CFDT), lui demande "de ne pas
poursuivre" ces policiers qui ont aujourd’hui "le sentiment, et le
vécu, d'être des cibles, des punching-balls livrés à quelques bandes qui
exècrent notre société et n'y vivent que pour s'en nourrir par la criminalité
et les économies parallèles mafieuses". D’où "l'attaque organisée et
préméditée à Viry-Châtillon" pour les éloigner de leur territoire.
Le fossé se
creuse à ses yeux entre le ministère de l’Intérieur et de la justice, les flics
et les magistrats : "Tout s'ajoute : les lourdeurs administratives et
procédurales, les réitérations multiples par les mêmes individus de faits
délictuels dans une quasi-impunité, l'insuffisance des sanctions prononcées contre
nombre des délinquants, alors que les efforts produits pour les confondre et
les mettre à disposition de la justice ont été gigantesques", détaille
Bailleul. Mais ce n’est pas tout.
L’hémorragie
des effectifs de police qui ont perdu 13.000 postes sous la présidence de
Nicolas Sarkozy, entre 2007 et 2012, a laissé des commissariats de banlieue
exsangues. François Hollande a promis 9.000 postes supplémentaires, mais le
temps de former ces nouveaux flics prend du temps. De plus, pour les répartir,
on pare au plus pressé. Les policiers de l’Essonne ont été très déçus
d’apprendre par Manuel Valls et Bernard Cazeneuve qu’ils récupéreraient
seulement 45 policiers contre 100 pour la Seine-Saint-Denis.
"On a
laissé pourrir"
Surtout,
depuis le 7 janvier 2015 avec le massacre de Charlie Hebdo, le terrorisme
exige de nouvelles tâches dans le cadre du plan de prévention des
attentats Vigipirate : gardes statiques devant des bâtiments officiels ou
des résidences de personnalités, des lieux de culte et des centres commerciaux,
détournent les policiers de banlieue du travail dans les cités. Comme l’exprime
Jean-Marc Bailleul, "la perte de sens de missions qui ne font que lisser
la surface pour un semblant d'ordre dans les quartiers difficiles, et qui
expriment trop souvent une forme de politique du chiffre soutenue par des
exigences statistiques, etc."
Pour sa
part, le sociologue Michel Kokoreff, spécialiste des banlieues, professeur à
Paris VIII et auteur de Sociologie des émeutes (Payot, 2008) établit un double
constat :
"On
sait depuis trente ans qu’il existe un problème entre les jeunes et la police
dans certains quartiers. D’où les émeutes. A la Grande-Borne, le shit, le
business et les frictions avec les forces de l’ordre se sont installés, mais on
a laissé pourrir la situation. Il est tout aussi indéniable qu’un seuil a été
franchi dans la violence. Il est rare en effet de voir une équipe d’une
quinzaine de membres d’une cité se constituer en commando pour mettre le feu à
des voitures de police."
Ou plutôt
essayer de tuer des policiers par le feu via un cocktail molotov qui effraie
les "bleus". Car si les flics connaissent "les risques du
métier", ils n’acceptent pas "d’être victimes d’un barbecue dans une
bagnole" selon les mots d’un anonyme de l’Essonne.
Toutefois,
cette "escalade de la violence" n’est pas étonnante aux yeux de
Michel Kokoreff puisque dans une optique sécuritaire "la militarisation
des policiers de plus en plus cow-boys excite ceux d’en face qui se lancent
dans une sorte de guerre contre l’Etat", et ses représentants.
L’accumulation de faits divers à la Grande-Borne, puis au Val-Fourré sans
compter les lycées du "93" ont allumé le feu qui couvait depuis
longtemps dans les rangs de la police. Aux yeux du sociologue, "les
policiers envoyés au casse-pipe et sur tous les fronts, profitent probablement
aussi d’un effet d’opportunité, avant les élections pour se faire
entendre".
"Pas
des assistantes sociales"
La
résurgence de la colère des flics de base tient notamment au fait que les
tactiques du ministère de l’Intérieur pour traiter la délinquance en banlieue
changent au gré des gouvernements. La "police de proximité" inventée
par la gauche en 1997 sous le gouvernement de Lionel Jospin a été sabordée par
Nicolas Sarkozy sitôt son arrivée au ministère de l’Intérieur en 2002, au motif
que les policiers ne sont "pas des assistantes sociales" et ne
sont pas payés pour "organiser des matches de foot".
A la place, les
brigades anti-criminalité (BAC) ont été musclées et dépêchées dans les
quartiers dits "chauds", et les CRS sont partis en "missions de
sécurisation", sorte de patrouilles multipliant les contrôles routiers.
Ainsi, les habitants de ces cités ne voyaient de la police que "du
bleu", des uniformes de forces de l’ordre.
Et puis, en
2007, l’Institut national des Hautes Etudes de Sécurité a dressé un constat
tellement accablant des relations entre la police et la population, et un
tableau tout aussi noir des violences, notamment en Seine-Saint-Denis que
Michèle Alliot-Marie, installée place Beauvau, a monté des "unités
territoriales de quartier", un ersatz de la "pol
prox" pour assurer "une présence visible et dissuasive sur des points
fixes" et "des missions d’urgence".
Ces unités
ont à leur tour disparu. Michel Kokoreff déplore ces successions de mesures
- "on est dans l’amnésie et l’instantanéité" - qui jamais ne
s’attaquent aux racines du mal : "Ni la situation de l’emploi, ni
celle des policiers, ni la réhabilitation urbaine n’ont été réellement améliorées.
Rien n’a été réglé. Par conséquent, dans une période où les musulmans sont
montrés du doigt, où l’islamophobie revient, la violence elle aussi
s’exprime". Contre l’Etat et ses représentants, les flics, en première
ligne.
Patricia
Tourancheau
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